Philippe
On peut être con et aimer les pédales. Moi par exemple: je suis ce qu'on appelle en langage courant "un gros con", et je suis passionné de vélo. Pas passionné de cyclisme, ni de mécanique ou de cyclotourisme, mais passionné d'accident. Je suis un peu un Eddy Merckx de l'accident de vélo: j'en fait tellement, et je suis tellement doué, on jurerait que je me dope. J'accidente plusieurs fois par jour quand je suis en forme. Évidemment j'ai des principes; je suis un puriste. Déjà, je ne porte pas de casque parce que ça fait prémédité et ça ruine le côté spontané et imprévisible qui fait la beauté de la chose. Ensuite, je n'ai d'accident à 90% qu'avec d'autre vélos, parce qu'un accident avec une voiture par exemple, il faut bien se l’avouer, c'est plus un accident de voiture qu'un accident de vélo. Exception faite pour les véhicules qu'on croise peu sur la route, parce qu'il faut tout essayer au moins une fois. Je n'accidente pas le dimanche non plus, sauf en cas d'opportunité unique, ça serait dommage de passer à côté de ma chapelle Sixtine juste pour une histoire de calendrier. Ça fait environ sept ans que j'ai commencé. Je vais avoir 30 ans cette année, et j'ai prévu de marquer le coup. Mon projet: un accident lors d'une critical mass. J'ai déjà expérimenté les accidents à trois, des accidents avec deux membre de la même famille, et quelques accidents solitaire bien entendu, mais là, pour fêter mes six lustres, je veux de la décadence.
Ma passion m'est venue après mes études. Après cinq années de droit pour faire plaisir aux parents, je dois faire face à la réalité: je n'ai pas d'amis, pas de centres d'intérêts, je suis transparent pour les filles et insipide pour les garçons, et ces cinq dernières années ont eu pour seul évènement l'obtention de mon diplôme, alors qu'on m'avait promis que l'université me permettrait de goûter à tous les plaisirs de la vie. C'est en voulant remédier à cette situation que j'ai découvert ma passion, par accident bien entendu. Alors que je pédalais pour rejoindre le cours de judo auquel je m'étais inscrit après la fin de mes études dans l'espoir absurde d'y rencontrer l'amour, J'ai percuté Ophélie de plein fouet, qui venait en sens inverse elle aussi sur son vélo. Ce fut le contact humain le plus intense de ma vie, et une épiphanie complète. J'avais trouvé ma voie. Je suis vite devenu professionnel, m'aidant de mes connaissances en droit pour me faire payer des indemnités. Je suis toujours invisible pour les femmes et insipide pour les hommes, mais après un accident, tous sont forcés de d'admettre mon existence, et en utilisant leur culpabilité et diverses techniques de drague collectées sur internet, mon lit reçoit souvent la visite de jambes bien galbées.
Je n'ai par contre toujours pas d'amis, et je vois venir une vieillesse triste et solitaire. Mais je m'en fous: pour le point final de ma carrière, comme apothéose, j'ai prévu un accident de vélo avec un avion de ligne en plein vol.